Une rue. Un homme n° 1, imperméable et chapeau mou, marche d’un pas alerte, il a l’air pressé. Il croise une ménagère, les deux bras chargés de paniers à provisions. Un deuxième homme marche tranquillement dans la rue.

L’HOMME N° 1 (pressé).  Pardon madame, vous avez l’heure s’il vous plaît ?

LA MÉNAGÈRE (posant ses paniers par terre).  Il est onze heures moins le quart.

L’homme n° 1 la remercie d’un geste de la main et repart d’un pas alerte. La ménagère continue sa route dans le sens opposé, la démarche alourdie par ses paniers.

L’HOMME N° 2 (reste pantois devant cette scène et murmure).  Ça alors !

Un homme style bourgeois passe dans la rue.

LE BOURGEOIS (reconnaissant l’homme n° 2).  Tiens Bernard ! Tu vas ?

L’HOMME N° 2 (hagard).  Ça va !

LE BOURGEOIS.  T’as l’air tout chose !?

L’HOMME N° 2.  Écoute, les gens sont incroyables ! Là, à l’instant, devant moi, un type, grand, fort, accoste une brave femme chargée de ses paniers à provisions et lui fait comme ça… “Vous avez l’heure siouplaît !”, hautain, sans même se découvrir.

LE BOURGEOIS.  Sans même se découvrir !

L’HOMME N° 2.  Attends, c’est pas fini : “Vous avez l’heure siouplaît !” Alors la dame gentiment lui sourit, pose ses deux paniers par terre, l’un se renverse à moitié, le type ne se baisse même pas pour l’aider, rien : “Onze heure moins le quart”, lui répond la dame ! Et le type repart en la bousculant, sans même lui dire merci, il s’en va…

LEBOURGEOIS.  Elle n’a rien dit ?

L’HOMME N° 2.  Non, elle a ramassé ses paniers à provisions puis elle est repartie vers sa chaumière, la démarche alourdie, silencieuse dans sa douleur.

LE BOURGEOIS.  C’est insensé.

L’HOMME N° 2.  Je suis bouleversé… bon ; à bientôt, bonjour à Max.

LE BOURGEOIS.  Au revoir Bernard.

(Une jeune femme passe dans la rue.)

Tiens, Françoise.

FRANÇOISE.  François ! ça c’est drôle.

LE BOURGEOIS.  Dis donc, tu sais ce qui vient d’arriver.

FRANÇOISE.  Quoi ?Où ?

LE BOURGEOIS.  Ici à l’instant.

FRANÇOISE.  Non.

LE BOURGEOIS.  Alors, écoute, c’est incroyable : une petite vieille revient de faire son marché pour toute sa famille, toutes ses économies y ont été consacrées, elle marche lentement, courbée…

FRANÇOISE.  L’œil triste…

LE BOURGEOIS.  Comment le sais-tu ?

FRANÇOISE.  Je la vois…

LE BOURGEOIS.  Arrive un type serré dans son imperméable noir, il est brun, la peau mate, tu vois ce que je veux dire…

FRANÇOISE.  Tu penses !

LE BOURGEOIS.  Il la voit, en un bond il est sur elle, il la colle contre le mur et lui dit : “Vous avez l’heure !”

FRANÇOISE.  S’il vous plaît ?

LE BOURGEOIS.  Comment ?

FRANÇOISE.  Vous avez l’heure, s’il vous plaît ?

LE BOURGEOIS.  Même pas : Vous avez l’heure ! Glacial. Alors la femme terrorisée pose ses deux paniers par terre, l’un d’eux se renverse, le type a un rire…

FRANÇOISE.  … cynique…

LE BOURGEOIS.  Exact ! Elle regarde sa montre. “Onze heure moins le quart”, dit-elle en relevant la tête, le type avait déjà pris tout ce qu’il y avait dans son panier ! Elle essaie un geste, mais il lui donne un coup d’épaule et part en courant. La pauvre vieille titube puis s’étale de tout son long, se démettant une côte… elle arrive à peine à se relever, regarde son panier vide…

FRANÇOISE.  … Deux larmes coulent de ses yeux…

LE BOURGEOIS.  … bleus, et elle repart nourrir sa maisonnée avec ce qu’il lui reste dans un panier, en serrant les dents, sans gémir.

FRANÇOISE.  Le salaud !

LE BOURGEOIS (les larmes aux yeux).  Adieu Françoise.

Françoise, les larmes aux yeux, l’embrasse. Le bourgeois s’en va. Arrive un homme : monsieur Bacon, style sportif.

BACON.  Mais c’est la petite Françoise…

FRANÇOISE.  … Tout s’en va, tout fout le camp…

BACON.  Où ?

FRANÇOISE.  La vie, l’amour, la mort…

BACON.  Tu as reçu un choc ?

FRANÇOISE.  Oui… tout pourrit…

BACON.  Un seul ?

FRANÇOISE.  Oui.

BACON.  Où ?

FRANÇOISE (montrant son ventre).  Là.

BACON (montrant sa tête). Pas là… ? (Elle fait un signe négatif.) Tiens ! Comment c’est arrivé ?

FRANÇOISE.  Bêtement. Une brave femme, la soixantaine, passait là… comme ça, elle passait… là comme ça, elle passait… là comme ça… moi…

BACON.  Tu passais aussi là, comme ça…

FRANÇOISE.  C’est ça… elle traînait à bout de bras deux misérables cabas, cinquante kilos de pommes de terre, ou quelque chose comme ça… Parfois une tombait, alors elle s’arrêtait et ne la ramassait pas, tant ses forces étaient usées par les ans, le vent glacial lui giflait le visage et ses haillons usés par les ans ne protégeaient pas sa peau ridée, dans ses yeux noirs que des cernes accusaient…

BACON.  Par les ans ?

FRANÇOISE.  … brillait la petite lueur de vie indispensable pour traîner cinquante kilos de pommes de terre… (Elle saisit le bras de Bacon.) Tout à coup, une grosse limousine noire freine : Crrrric ! Un homme en descend, couvert de chevalières en croco et de chaussures en or… le teint basané…

BACON.  Je vois.

FRANÇOISE.  … Cravate framboise, il croise la villageoise. (Un temps.) Et la toise, tu suis…

BACON.  Oui, Françoise.

FRANÇOISE.  Après avoir allumé un havane, méprisant, il lui souffle la fumée dans la figure : “Merci”, lui dit la femme, ça la réchauffait… “T’as pas l’heure, mémère !” lui crache-t-il à la face… “Si monsieur”, lui répond la dame et elle sort de son cabas une petite montre-gousset qu’elle cachait dans les pommes de terre… “Il est onze heures moins le quart.” Le type éclate de rire, lui arrache ses deux cabas, les jette dans sa limousine, balance un coup de talon dans la tête de la vieille qui gicle sur le trottoir et repart dans sa grosse limousine, brrrrrmmmmm…

BACON.  Dis donc ! Dis donc ! Dis donc !

FRANÇOISE.  Y’avait du sang partout… la vieille femme soubresauta quelques instants, essayant d’attraper le dernier tubercule qui roulait sur la chaussée, puis se tut.

BACON.  Et toi… qu’est-ce que t’as fait ?

FRANÇOISE.  Moi… J’ai eu un choc… et j’ai vomi… une ambulance est arrivée, l’a emmenée et puis après je ne sais plus ce qui est arrivé…

BACON.  Bah dis donc… dis donc… dis donc… viens, je vais te raccompagner.

FRANÇOISE.  Non, laisse… Je préfère marcher quelque peu pour que le froid me redonne la force de vivre…

BACON.  Tchao Françoise… (Il met les mains dans ses poches, relève son col, fait quelques pas, à ce moment, la ménagère du début passe avec ses paniers.) Dis donc ! Dis donc ! Dis donc !

LA MÉNAGÈRE.  Tiens, monsieur Bacon.

BACON.  Madame Tronche, bonjour ! Dis donc ! Ma pauvre madame Tronche.

LA MÉNAGÈRE.  Que se passe-t-il ?

BACON.  Terrifiant.

LA MÉNAGÈRE.  Expliquez-vous que diable… je suis fort étonnée de vous voir dans cet état-là.

BACON.  Un meurtre, madame Tronche, un meurtre.

LA MÉNAGÈRE.  Dieu, que me chantez-vous là ?

BACON.  Je ne vous chante rien madame Tronche, je vous dis simplement la terrifiante vérité !

LA MÉNAGÈRE.  Parlez ami, parlez !

BACON.  Une vieille, vieille, vieille négresse, tirant deux cents kilos de pommes de terre…

LA MÉNAGÈRE.  Mais encore…

BACON.  C’est déjà pas mal…

LA MÉNAGÈRE.  Mais après ! si vous voulez…

BACON.  Eh bien, la vieille négresse en haillons tirait ses deux cents kilos de patates pour nourrir sa nichée dans sa case.

LA MÉNAGÈRE.  … Affamée… sa nichée !

BACON.  Vu son âge, j’allais lui proposer de l’aider quand une énorme voiture noire…

LA MÉNAGÈRE.  Noire !

BACON.  … noire !… me coupa la route, freina, crrrriiiicc. (Deux fois plus prolongé que le crrriccc de Françoise.) Un homme en descendit, style, euh, euh brun, en descendit, un pardessus, un feutre, il s’approcha de la vieille qui revenait du marché, il se plante devant elle… (La ménagère grimace, prise par le suspense.) Il la regarde avec son côté… ananana (onomatopée arabe)… et lui dit…

LA MÉNAGÈRE (de plus en plus convulsée par le suspense).  … et lui dit…

BACON.  Et lui dit, à cette pauvre vieille (avec l’accent arabe) : Pardon-madame-vous-auriez-pas-l’heure !

LA MÉNAGÈRE.  Non !

BACON.  Si ! La vieille se baisse pour chercher sa montre et paf !

BACON.  Il la surine avec son schlass !

LA MÉNAGÈRE.  Il la… avec son… ssss !

BACON.  Il vole ses sacs et s’enfourne dans sa voiture qui démarre à double tour… vroummm, vroummmmmmm !

LA MÉNAGÈRE (tremblante).  Et puis…

BACON (mélancolique et monotone).  Et puis, et puis, et puis la suite ?… Cris de curieux, badauds qui s’évanouissent, sirène, ambulance, infirmiers, brancards, on me bouscule, la pluie qui se met à tomber, les parapluies s’ouvrent, les impers se ferment, mes mocassins trempés, j’ai les pieds gelés. Enfin, la suite, quoi…

LA MÉNAGÈRE (regardant par terre, frémissant).  Y’a encore du sang.

BACON (rêveur, répète mécaniquement les phrases).  “… pardon-madame-vous-auriez-pas-l’heure.. (Il hoche la tête.) C’est trop con !… Allez, au revoir madame Tronche… et puis la vie continue… c’est comme ça…

LA MÉNAGÈRE (ramassant ses deux paniers).  Au revoir monsieur Bacon.

Elle fait quelques pas, un homme vient en sens inverse, il a le pas pressé, il s’arrête devant elle.

L’HOMME.  Pardon madame, vous n’auriez pas l’heure ?

La ménagère plonge sa main dans son sac, en sort un revolver et tire sur l’homme qui s’écroule et meurt dans un long râle ; une fois qu’il ne bouge plus, la ménagère lui lance…

LA MÉNAGÈRE.  Métèque !

Elle repart la tête haute, tenant fièrement ses paniers à provisions.

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